Il y a eu de nombreuses questions au sujet des effets des smartphones sur l’humain, depuis les interrogations liées aux ondes jusqu’aux problèmes d’addictions. Votre livre pointe une autre préoccupation : des conséquences directes et organiques sur le cerveau.
Nous rappelons, à partir d’études citées dans le livre, qui sont essentiellement américaines, qu’il est scientifiquement avéré que l’utilisation du smartphone a des effets sur le tissu cérébral. Nous avons essayé de ne pas être trop manichéen, de ne pas dire que tout est à jeter, mais cet aspect nous semble préoccupant, spécialement en ce qui concerne les jeunes. L’une des particularités de l’être humain est de naître avec un cerveau non terminé, qui se structure pendant la jeunesse. Or il est établi que l’usage intensif de smartphone gêne le développement de la substance blanche et de la substance grise, servant à la réception des informations, à leur analyse et à leur propagation dans le système nerveux. Notons que, cela n’a pas les mêmes effets à tous les âges et qu’il est bénéfique à des âges plus avancés, par exemple comme outil de socialisation ou de lien avec autrui. Autrement dit, c’est comme si l’on utilisait une prothèse pour marcher alors qu’on n’en a pas besoin. Le cerveau a besoin d’exercice ; c’est la condition de plasticité neuronale.
Qu’est ce qui est en cause ? L’objet ? Le contenu ? L’usage ?
Notre propos est de parler de mémoire. C’est d’abord l’usage qui pose question, ensuite le contenu puis l’objet, qui est quand même le premier à connaître une diffusion aussi rapide en si peu de temps. Le problème est de déléguer l’apprentissage et la mémoire à un appareil. Quand on apprend par cœur, on crée des chemins de mémoire qu’il faut ensuite entretenir, sinon ces chemins ne ressemblent plus à rien, ne mènent nulle part. L’usage qu’on fait du smartphone revient en quelque sorte à remplacer le cerveau. Et on peut extrapoler : est-ce qu’on peut imaginer l’espèce humaine sans cerveau ? Lors de l’écriture du livre, l’un de nos amis biologistes nous a parlé de l’ascidie rouge. C’est une espèce marine qui, parvenue à un certain stade de développement, se débarrasse de son cerveau. Pourquoi pas ? Cela dit, c’est quand même le cerveau qui a amené l’espèce humaine là où elle en est.
Le livre évoque aussi l’IA qui ajoute ses propres effets.
On délègue encore plus de fonction à la machine. Et là il s’agit d’esprit critique : que devient-il à partir du moment où vous ne vous référez qu’à une seule source ? Est-ce qu’on est encore citoyen quand on délègue notre mémoire à une machine ? C’est une question de personnalité car une personnalité se construit sur la mémoire, les souvenirs. S’ils sont délégués à une machine, tout ce qui fait la subjectivité de l’individu est estompé.
Quelle définition de l’intelligence permet d’intégrer l’IA ?
Au départ, il y a une confusion et un glissement de sens. Intelligence en anglais signifie à la fois renseignement, comme dans Intelligence Service, et compréhension. Si l’on définit l’intelligence comme capacité à comprendre et s’adapter à l’environnement, la question de la pertinence du terme se pose.
Le progrès a souvent eu pour objet d’alléger les tâches, en particulier les difficultés. Pourquoi ne serait-ce pas encore le cas ?
Atténuer la pénibilité est en effet un résultat du progrès technique. Mais la mémoire n’est pas une peine. La mémoire, c’est notre personnalité. Par ailleurs, ces nouveaux outils attaquent les fonctions du cerveau. Quand un collégien utilise l’IA, est-ce pour remplacer quelque chose de vraiment pénible ou par paresse ? Est-ce que cela vaut de se priver d’une fonction fondamentale de l’être humain ? Un outil d’appui physique ne modifie pas la personnalité d’un être humain. En tout cas, cette évolution mérite qu’on se pose des questions. L’utilisation intensive du smartphone abîme le cerveau
L’un des chapitres aborde la lecture qui aurait, elle, des effets bénéfiques sur le cerveau. N’est-ce pas un combat perdu d’avance ?
Notre objectif est d’amener une réflexion sur ces sujets. Marc Tadié et moi nous connaissons depuis 15 ans. En discutant du sujet et notamment des recherches, nous nous sommes dit qu’il fallait en parler en France. Sur les 200 études trouvées, aucune n’est française. En observant ce qui se passe, à tout le moins un débat est impératif. J’ai quand même vu une famille de quatre personnes au restaurant, chacune centrée sur son portable. Ne pas faire ses devoirs parce que Chatgpt les fait à votre place est une forme de paresse. Nous ne disons pas que tout est négatif, les réponses doivent être nuancées, mais il faut un débat. Il existe ailleurs. Récemment, on a vu une municipalité japonaise limiter le temps d’usage à 2 heures par jour des smartphones. En Chine, c’est encadré. En France, on vient d’avoir un rapport d’une commission d’enquête sur les effets psychologiques de TikTok. Il y a un danger social : les gens qui travaillent dans les entreprises de technologie ont tendance à interdire les écrans à leurs enfants. On risque d’avoir des gens avertis et d’autres livrés à eux-mêmes. Nous-mêmes écrivons un livre, mais il s’adresse à ceux qui ne lisent pas ! Nous n’avons pas voulu faire un livre manichéen, mais nous pensons qu’il est besoin de définir un équilibre, d’encadrer. Et le temps presse.
Sans parler du problème des ressources.
Tout à fait. Par exemple, le lithium disponible dans le monde équivaut à 12,5 kg par personne. C’est peu. Ça vaut aussi pour le cobalt et d’autres matières premières : il n’y en a pas pour tout le monde. Google, c’est une centrale nucléaire pour stocker les data. Aujourd’hui, on est dans une phase exponentielle où tout paraît rose. Mais il est possible qu’on soit rattrapé assez vite par les conditions économiques et écologiques.
Recueilli par Stéphane Paris
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